La construction cognitive du temps projeté

Charles TIJUS
Université Paris 8

 

 

 

Mise à jour : 01.12.04

 

Lorsqu'on exécute une tâche, ou lorsqu'on résout un problème, comment se construisent mentalement l'ordonnancement des actions à effectuer et l'évaluation des délais temporels ?

Exécution de tâches et Résolution de Problèmes

Le concept de tâche est un concept utilisé pour désigner ce qu'une personne s'apprête à faire, aussi bien ce qu'elle sait faire que ce qu'elle ne sait pas faire. Dans le premier cas, il s'agit d'exécution de tâches. Dans le second cas, il s'agit de résolution de problèmes. Si dans les deux cas, il y a un but à atteindre, la particularité des situations de résolution de problèmes est qu'on ne sait pas comment atteindre le but parce qu'on n'a pas de procédures directement applicables. [On trouvera une description de ces notions dans [1] et [2]].

Il y a deux grands types de situations de résolution de problèmes : les situations de planification et situations de découverte (ou d'insight). Il est aisé de distinguer ces deux sortes de situations en se demandant s'il est possible de dessiner le but à atteindre (en donner une représentation concrète). Si oui, le problème consiste surtout à trouver comment réaliser ce but. Par exemple, étant à Paris, le but étant d'être à Roscoff, je puis dessiner la carte de France, y situer Roscoff et m'y dessiner. Sinon, c'est que le but est mal défini : vouloir construire une maison sans savoir comment finalement elle sera (problème de conception), vouloir accrocher entre elles deux cordes pendues au plafond que je ne peux atteindre simultanément et ne disposant que d'un marteau (casse-tête, ou problème typique d'insight). [On trouvera une description de ces notions dans [3]]

Ces distinctions entre types de tâches et qui constituent les premiers éléments d'une taxonomie des tâches sont des distinctions formelles. Une personne peut très bien entreprendre une tâche en situation d'exécution (par exemple, envoyer un mail ; ce à quoi cette personne est habituée), se retrouver à planifier ce qu'elle doit faire (parce qu'elle aura détecté des modifications à apporter au document à attacher au mail, si bien qu'elle doit ordonner ses actions : écriture du texte du mail, modification du document, sauvegarde du document sous un autre nom, etc., ceci de manière optimale et sans faire d'erreur comme celle d'envoyer l'ancienne version au lieu de la nouvelle) et finalement se retrouver en situation de découverte (parce qu'un incident informatique non prévu s'est produit). [On trouvera une description de la planification de tâches dans [4]].

Méthodes d'observation, d'analyse et de simulation

Le chercheur qui désire analyser les processus cognitifs sous-jacents et leur temporalité a à sa disposition plusieurs méthodes qui relèvent d'approches théoriques différentes. Ces méthodes visent à formaliser le déroulement temporel de la tâche, dans une double anticipation : formaliser l'observation de la tâche réalisée par la personne et formaliser les processus cognitifs de la personne qui réalise cette tâche.

Nous allons montrer que ces formalisations sont le plus souvent basées sur une spatialisation du temps qui n'est pas toujours efficace pour analyser la construction de la réalisation du but.

Les protocoles verbaux de personnes qui résolvent des tâches peuvent être analysés en utilisant les méthodes dédiées au langage, telle l'analyse du discours basée sur la fréquence d'occurrence, l'analyse prédicative [5] en l'enrichissant de l'étude particulière des verbes et des champs sémantiques liés à l'action [6], [7] ou encore en traitant les connecteurs langagiers qui découpent et déterminent l'organisation thématique, (les travaux de l'équipe de J. Caron, par exemple) [8].

Les procédures elles-mêmes peuvent être vues comme un langage de l'action et analysées avec des formalismes basés sur des grammaires d'action [9]. [On trouvera une présentation de l'analyse prédicative dans [5] et des grammaires d'action dans [4] ].

On verra ensuite les méthodes basées sur les règles de production, celles qui sont basées sur la décomposition des procédures en une structure de buts, celles qui sont basées sur la représentation de l'ensemble des états de la situation, vu comme un déplacement spatial, et qu'on décrit en réalisant un graphe des états et, enfin, celles qui sont basées sur les treillis pour rendre compte de la sémantique de la tâche. [On trouvera une description de ces méthodes dans [3], [10] & [11]].

Le temps projeté comme ordonnancement de buts à travers les chaînes causales

Toutefois, ces méthodes rendent difficilement compte des contraintes liées à la physique du monde et des relations de composition catégorielle (X et Y sont similaires) et causale (X-agent agit sur Y-patient) qu'entretiennent les objets pour la réalisation de l'action et qui permettent d'induire une représentation temporelle basée sur la chaîne causale (les travaux de O. Carreras), mais aussi la génération de solutions par analogie (les travaux de B. Vivicorsi).

A partir du paradigme expérimental de l'observation de la résolution de problèmes isomorphes, avec les travaux célèbres de Kenneth Kotovsky [12], [13], on verra les principaux résultats expérimentaux, dont le primat de la compréhension par action plutôt que par la lecture des consignes (les travaux de E. Clément [14]).

On verra enfin deux principes cognitifs qui permettent formellement la génération de chaînes causales pour déterminer l'anticipation et la planification : la catégorisation contextuelle qui permet de déterminer un ordre dans le traitement des objets et l'affordance généralisée.

La catégorisation contextuelle consiste à mettre les objets en relation selon leurs propriétés physiques pour les regrouper ou les différencier selon le contexte [15]. Il en résulte un ordre de traitement des objets qui sont alors mis en relation selon leurs propriétés fonctionnelles et patientes dont surgit l'affordance [16] .

L'affordance (du verbe "to afford" être en moyen de faire) est le principe selon lequel on peut résoudre des tâches complexes avec très peu de calcul, par "l'affordance" des objets. Les objets "indiqueraient" en quelque sorte ce qu'on peut faire (ou ne pas faire avec eux). L'adéquation entre objets fonctionnels et objets patients a lieu entre les propriétés des objets : les propriétés fonctionnelles doivent correspondre aux propriétés patientes. On obtient alors des chaînes causales entre objets avec le temps dévolu à l'action d'appliquer la fonction d'un objet à un autre objet patient ; ceci, toutefois, si il y a création d'une chaîne causale générée par l'agencement des objets entre eux.

Nous verrons les données expérimentales qui supportent cette approche et nous conclurons défendant l'idée que la planification doit plutôt être vue comme de "la construction", plutôt que comme un déplacement spatial; ceci en interrogeant les limites de ces deux métaphores [17], [18].

Références

[1] Newell, A., & Simon, H.A. (1972). Human problem solving. Englewood Cliffs, NJ : Prentice Hall.

[2] Richard, J.F. (1990). Les activités mentales : comprendre, raisonner, trouver des solutions. Paris : Armand Colin

[3] Tijus, C. (2001). Introduction à la psychologie cognitive. Paris : Nathan, collection fac.

[4] Hoc, J.-M. (1983). Psychologie cognitive de la planification. Grenoble : PUG

[5] Le Ny, J.F. (1989). Science cognitive et représentation du langage. Paris : P.U.F.

[6] François, J. (1989). Changement, causation, action. Genève : Droz.

[7] Jackendoff, R. (1990). The action tier and the analysis of causation, in R. Jackendoff, Semantic Structures, Cambridge : MIT Press, Current studies in Linguistics.

[8] Caron-Pargue J., Caron J. (1989). Processus psycholinguistiques et analyse des verbalisations dans une tâche cognitive. Archives de Psychologie, 57, 3-32.

[9] Kieras, D., & Polson, P. (1985). An approach to the formal analysis of user complexity. International Journal of Man-Machine Study, 22, 365-394.

[10] Tijus, C.A. (1995). L'analyse des tâches. In R. Ghiglione & J.F. Richard (Ed.) Cours de Psychologie, Tome 4 : Mesures et analyses. (pp. 295-305). Paris : Dunod.

[11] Langley, P. (1996). Elements of Machine Learning. San Francisco : Morgan Kaufman.

[12] Kotovsky, K., & Simon, H.A. (1990). What makes some problems really hard: explorations in the problem space of difficulty, Cognitive Psychology, 22, 143-183.

[13] Reber, P. J., Kotovsky, K. (1997). Implicit Learning in Problem Solving: The Role of Working Memory Capacity. Journal of Experimental Psychology: General, 126, 178-203.

[14] Clément, E., & Richard, J.F. (1997). Knowledge of domain effects in Problem Representation: the case of tower of Hanoi isomorphs. Thinking and Reasoning, 3, 133-157.

[15] Barsalou, L.W. (1983). Ad hoc categories. Memory and Cognition, 11, 211-227.

[16] Gibson, J.J. (1986). The ecological approach to visual perception. Hillsdale, NJ: Lawrence Erlbaum Associates.

[17] Richard, J. F., Poitrenaud S., & Tijus, C. (1993). Problem-solving restructuration: elimination of implicit constraints. Cognitive Science, 4, 497-529.

[18] Simon, H.A. (1979). Models of Thought. New Haven: Yale University Press.

 

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