Dynamique neuronale de la formation des mémoires

Serge Laroche
Laboratoire de Neurobiologie de l'Apprentissage, de la Mémoire et de la Communication,
CNRS UMR 8620, Université Paris-Sud, 91405 Orsay, France

 

 

 

Mise à jour : 01.12.04

 

Cette présentation résumera les avancées récentes dans la compréhension des mécanismes de traitement de l'information et de stockage de traces mnésiques dans le cerveau. La discussion portera notamment sur la neuroanatomie fonctionnelle de systèmes distincts de mémoire et sur la dynamique d'encodage de traces mnésiques au niveau neuronal.

Il existe plusieurs formes de mémoire (sémantique, épisodique, procédurale, mémoire de travail) et chacune repose sur de multiples zones du cerveau qui constituent des systèmes cérébraux distincts travaillant en interaction. Dans ces circuits d'une extrême complexité, l'information est codée par des motifs temporels d'activité des neurones, formés par des trains d'impulsions électriques rythmés qui se propagent spatialement dans de vastes réseaux neuronaux.

Une première distinction, d'ordre temporel, est celle entre mémoire à court terme, ou mémoire de travail, et mémoire à long terme. La mémoire à court terme peut être considérée comme une série de blocs-notes qui stockent des informations utiles pour un temps limité. Différentes aires des régions corticales préfrontales sont fortement impliquées dans la gestion d'un système de mémoire de travail qui permet de maintenir temporairement et de manipuler une représentation active de l'information dans le but de pouvoir l'utiliser " en ligne ". Un tel système est évidemment critique pour tous les processus de compréhension, de raisonnement et de planification de l'action. Le support neuronal de ce type de mémoire consiste en l'activation soutenue de circuits neuronaux qui maintiennent en activité les neurones corticaux, en particulier dans le cortex préfrontal, après leur activation initiale lors de la prise d'information. Cette activité soutenue perdure pendant toute la durée nécessaire au maintien de la représentation en mémoire de travail et son interruption fortuite par un distracteur ou une intervention pharmacologique provoque un oubli immédiat de l'information.

La mémoire à long terme est elle aussi plurielle et fait appel à plusieurs systèmes distincts. L'étude de patients amnésiques d'étiologies diverses, appuyées par les données de l'imagerie cérébrale et les recherches chez l'animal, montre une première distinction entre mémoires implicite et explicite. La mémoire implicite, ou mémoire procédurale, concerne les habiletés perceptivo-motrices, perceptivo-verbales ou cognitives qui se manifestent chaque fois qu'une expérience antérieure facilite la performance sans pour autant qu'il soit nécessaire de faire appel au souvenir conscient de cette expérience. Il s'agit de mémoires extrêmement durables qui impliquent des régions comme le néostriatum et un ensemble de boucles sous-cortico-frontales, ainsi que les circuits du cervelet. La mémoire explicite, elle-même subdivisée en mémoire sémantique - la mémoire des faits, les connaissances générales, le vocabulaire - et mémoire épisodique ou mémoire des événements contenant les éléments de notre passé individuel (mémoire autobiographique) où chacun peut être daté et associé à un contexte particulier. Plusieurs arguments suggèrent que ces mémoires explicites subissent dans le temps un processus de consolidation lente qui fait intervenir différentes structures cérébrales : l'hippocampe et les régions parahippocampiques du lobe temporal sont essentiels à la formation initiale des souvenirs et à leur conservation pendant des périodes pouvant aller de quelques mois à quelques années, mais plusieurs arguments suggèrent qu'ils sont probablement stockés de manière permanente dans les régions corticales.

Sur le plan neurobiologique, on admet que l'information en mémoire est encodée sous forme de configurations spatio-temporelles d'activité dans des réseaux de neurones distribués. Ces motifs spatiaux (distribution topologique) et temporels (fréquence, rythme, cohérences des décharges neuronales) se propagent à différentes structures cérébrales pour constituer une collection de représentations à différents niveaux d'abstraction. Mais si cette activité électrique représente le support du souvenir, elle est évanescente et ne peut constituer une trace stable à long terme compatible avec la quasi-permanence des souvenirs. Les motifs d'activation neuronale constituent en fait un état transitoire de mémoire - la mémoire active - qui n'est présente qu'au moment de la construction du souvenir, en présence des événements déclencheurs, et lors du rappel et de son utilisation ultérieure. Le stockage à long terme de ces traces mnésiques repose sur des modifications des connexions entre neurones, les synapses, grâce à la capacité de plasticité des neurones. Sur la base de leur degré d'activation pendant l'expérience sensorielle, certaines synapses deviennent plus fortes, d'autres plus faibles, de nouveaux contacts synaptiques apparaissent et la configuration de ces changements synaptiques représente le souvenir de l'expérience.

L'étude des mécanismes de cette plasticité, connue sous le nom de potentialisation à long terme, met en évidence une dynamique temporelle de tout un ensemble de mécanismes biochimiques et moléculaires qui permettent la réorganisation lente des connexions synaptiques et la formation de nouveaux réseaux neuronaux. Au niveau cellulaire, ces remaniements synaptiques nécessitent l'activation rapide de récepteurs spécifiques, puis un ensemble de mécanismes moléculaires permettant la conversion de signaux extracellulaires temporaires en changements fonctionnels de la connectivité neuronale. Une étape clé de ces mécanismes de consolidation de la plasticité neuronale est la régulation de l'expression génique sous forme de vagues temporelles successives qui peuvent s'étaler sur plusieurs jours, et la synthèse de protéines. On illustrera la dynamique temporelle de ces mécanismes, en particulier l'existence de points de rupture qui permettent de distinguer le stockage à court terme et le stockage à long terme de traces mnésiques.

Bibliographie annotée :

Bliss T.V.P. and Collingridge G.L. (1993) A synaptic model of memory: long-term potentiation in the hippocampus. Nature, 361: 31-39.

Revue sur les mécanismes de plasticité synaptique dans le cerveau et sur les phases temporelles d'expression de cette plasticité.

Bontempi B., Laurent-Demir C., Destrade C. and Jaffard R. (1999) Time-dependent reorganization of brain circuitry underlying long-term memory storage. Nature, 400 : 671-675.

Cet article montre la réorganisation temporelle des traces mnésiques chez l'animal grâce à l'utilisation de méthodes d'imagerie cérébrale ex vivo.

Davis H.P. and Squire L.R. (1984) Protein synthesis and memory: A review. Psychological Bulletin, 96 : 518-559

Revue sur les mécanismes cellulaires de consolidation mnésique. Les auteurs discutent en particulier le rôle des synthèses protéiques neuronales dans la formation d'une mémoire à long terme.

Jones M.W., Errington M.L., French P.J., Fine A., Bliss T.V.P., Garel S., Charnay P., Bozon B., Laroche S. and Davis S. (2001) A requirement for the immediate early gene Zif268 in the expression of late LTP and the consolidation of long-term memories. Nature Neuroscience, 4 : 289-296.

Cet article montre que des gènes précoces dans les neurones agissent comme des " commutateurs moléculaires " et que leur activation permet la stabilisation durable de la plasticité neuronale et la formation de souvenirs à long terme.

Mayford M. and Kandel E.R. (1999) Genetic approaches to memory storage. Trends in Genetics, 15: 463-470.

Cet article résume les connaissances sur les mécanismes moléculaires de la plasticité neuronale et de la consolidation mnésiques.

Squire L.R. (1992) Memory and the hippocampus : a synthesis from findings with rats, monkeys, and humans. Psychological Review, 99 : 195-231.

Revue sur le rôle de l'hippocampe dans la mémoire explicite et sur les gradients temporels de consolidation mnésique.

 

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