L'interprétation de conférence et la temporalité

Daniel GILE
Université Lumière Lyon 2

 

 

 

Mise à jour : 01.12.04

 

Intuitivement, les observateurs de l'interprétation simultanée sont impressionnés par la simultanéité de l'écoute et de la production chez l'interprète,mais ils ont tendance à l'attribuer à une grande rapidité de "transcodage", c.a.d. à un transfert direct d'unités linguistiques de la langue source à la langue cible par correspondances préétablies. En réalité, dans l'ensemble, à l'exception des chiffres, noms propres, certains termes techniques et certaines locutions, le processus repose non pas sur un tel transcodage direct, mais sur un travail de compréhension du discours source, suivi d'un travail de production du discours cible. De ce fait, à tout moment, la mémoire de travail de l'interprète a en charge :

un travail de compréhension du discours source ("Effort d'écoute et d'analyse")

un travail de production du discours cible ("Effort de production")

le stockage de données après compréhension et avant utilisation dans le discours cible (en raison de décisions tactiques de l'interprète, ainsi que des raisons liées à des différences entre la langue de départ et la langue d'arrivée, notamment syntaxiques). ("Effort de mémoire à court terme")

L'accumulation de ces "Efforts" sollicite fortement la mémoire de travail de l'interprète, qui travaille de ce fait très près de la saturation (voir Gile 1999). Les risques de défaillance associés à cette quasi-saturation permanente des ressources attentionnelles de l'interprète sont un élément central dans l'interprétation, et déterminent notamment l'emploi de diverses stratégies et tactiques "en ligne" pour réduire la charge cognitive (Gile 1995).

De ce fait, la temporalité est également centrale dans l'interprétation, puisque cette charge cognitive est très dépendante du débit du discours source : plus celui-ci est rapide (ou plutôt informationnellement dense), plus la mémoire de travail est sollicitée, tant en compréhension qu'en production, car elle doit traiter davantage de données par unité de temps.

Des considérations temporelles touchant à la mémoire de travail expliquent de nombreuses défaillances de l'interprète, qui ne s'expliquent pas par une méconnaissance linguistique ou par la complexité ou l'obscurité d'un raisonnement dans le discours source : ainsi, une mauvaise gestion des ressources attentionnelles, qui se traduit notamment par une mauvaise affectation de ces ressources à chacun des Efforts en fonction du déroulement de l'interprétation, peut expliquer une défaillance sans saturation générale de la capacité de la mémoire de travail. De même, des décalages entre le moment où intervient un segment de discours dense en langue source et le moment où il est reconnu en tant que tel, et entre la position dans l'axe du temps d'un tel segment et l'intervalle de temps pendant lequel il est restitué, expliquent qu'une éventuelle saturation générale de la capacité de la mémoire de travail peut survenir à distance, à un moment où le discours est simple, expliquant ainsi des défaillances sur des segments en apparence très faciles.

Les stratégies et tactiques en ligne adoptées par les interprètes sont, elles aussi, fortement marquées par la temporalité. L'une des premières remarquées par les chercheurs dès les années 60 est le réglage du décalage entre le discours source et le discours cible (EVS - Ear-VoiceSpan), apparemment dans une tentative d'optimiser la gestion des ressources attentionnelles entre le risque de saturation en stockage d'informations en attente et le risque de saturation dans la production du fait d'un démarrage avant de disposer d'une compréhension suffisante du discours source. D'autres tactiques en ligne, telles que l'anticipation et la restitution de phrases du discours source par segments courts ("saucissonnage") relèvent aussi de la temporalité. L'une des règles fondamentales qui semblent régir le choix des tactiques par les interprètes, à savoir la recherche de la moindre interférence entre la restitution d'un segment de discours donné et la restitution des segments voisins, dépend elle aussi grandement dans son application de considérations temporelles (Gile 1995).

A la différence de l'interprétation simultanée, l'interprétation consécutive se déroule en deux phases : dans la première, l'interprète écoute un segment de discours de l'ordre de plusieurs minutes en prenant des notes ; dans la seconde, il se sert de ses notes pour restituer ce segment. L'essentiel de la difficulté de la consécutive se situe dans la première phase, en raison de la dépendance de l'interprète vis-à-vis du débit de l'orateur, et de la lenteur relative de l'écriture (par rapport à l'élocution). Cette lenteur entraîne un risque de saturation important de la capacité de stockage de la mémoire de travail, et rend probablement la consécutive plus vulnérable à des discours rapides ou denses que la simultanée. Les stratégies de l'interprète comportent notamment l'apprentissage de symboles et d'abréviations, dont les avantages tiennent à la brièveté de leur écriture.

Enfin, des phénomènes de variation à long terme de la disponibilité lexicale à l'oral dans les langues de travail de l'interprète auraient des conséquences importantes sur les besoins attentionnels de la compréhension et de la production "en ligne", donc sur la vulnérabilité de l'interprétation.

Bibliographie

Gile, Daniel (1995). Regards sur la recherche en interprétation de conférence. Lille : Presses universitaires de Lille (Presses du Septentrion).

Gile, Daniel. (1999). Testing the Effort Models' tightropehypothesis in simultaneous interpreting - a contribution. Hermès 23. 153-172.

Autres lectures conseillées

Danks, Joseph H., Gregory M. Shreve, Stepehn B. Fountain, Michael K. McBeath (eds). (1997). Cognitive Processes in Translation and Interpreting. Thousand Oaks, London, New Delhi : Sage Publications.

Englund Dimitrova, Birgitta & Kenneth Hyltenstam (2000). Language Processing and Simultaneous Interpreting. Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins.

Gerver, David (1976). Empirical studies of simultaneous interpretation: a review and a model. In R. Brislin (ed.).Translation: Applications and Research. New York : Gardner Press.

Setton, Robin (1999). Simultaneous Interpretation. A Cognitive-Pragmatic Analysis. Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins.

 

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